samedi 21 février 2009

Murs

Kinshasa, RDC
Février 2009
















Les murs de chez moi et de ma vie


Enfin j’ai trouvé un appartement ! Enfin j’ai un chez moi ! Après deux mois de recherche intensive à visiter des appartements miteux à des prix exorbitants, à faire du porte-à-porte avec I. dans des quartiers ciblés le dimanche, je m’installe début janvier dans un immeuble historique de la capitale.
J’habite le plus vieil immeuble de Kinshasa, construit par Léopold II, le roi des Belges et l’ancien propriétaire tyrannique du Congo. Sur le toit de l’immeuble, délabré et laissé au bon vouloir du temps et du climat humide, se dresse encore fièrement l’imposant porte-drapeau doré où flottait au vent le drapeau bleu et étoilé du Congo de Léopold, qui pouvait alors être vu par tout Kinshasa.

Dans cet immeuble, l’appartement détonne. C’est un oasis coloré au milieu d’un champ de mines d’odeurs, de moustiques et d’animaux.
A quoi pouvait-il ressembler il y a 60 ans, quand les arbres ne poussaient pas encore sur les fenêtres et la cour intérieure n’était pas encore utilisée comme dépotoir par les quelques locataires? Les fenêtres qui donnent sur la cour restent condamnées et les moustiquaires aux fenêtres ne servent pas à grand chose. À quoi bon remplir la maison de cette vue sur le zoo qui gargouille et de risquer au passage de se prendre un seau d’eau ? De l’autre côté, les fenêtres donnent sur la ville bruyante et chaotique. On voit au loin le drapeau de l’ambassade de France, installée dans un immeuble fané et grillagé digne de la créativité des architectes français des années 60. L’ambassade française est une des seules ambassades à ne pas se trouver dans le riche quartier des ambassades avec jardin et vu sur Brazzaville, au bord du fleuve.

Mon immeuble est situé dans le centre ville, à deux pas des supermarchés et de la nuit nocturne. Enfin, il se trouve à 500m de l’endroit où je passe une grande partie de mes journées.
« Je vais pouvoir marcher, m’approprier de cette ville et sentir la ville à laquelle j’ai été arrachée lorsque j’étais annexée à la voiture ! » pensais-je. Je ferais fis de tous les discours alarmistes qui m’avertissent des dangers que j’encours en marchant ces malheureux 500m.
Le premier jour, c’est le bonheur : je marche insouciante, souriante, presque en chantant. Les gens que je croise, étonnés de voir marcher une Mundélé – Blanche, en Lingala- dans les rues sales, me disent « bonjour maman ».

Mon enthousiasme s’est vite envolé. Au deuxième jour, je me fais attaquer par un chégué, enfant de la rue. Que c’est dur de commencer la journée si tôt le matin en se cognant contre la réalité kinoise ! À mes cris au secours, des personnes accourent avec la rapidité d’une journée qui s’annonce très chaude. L’adolescent en guenilles a eu le temps de s’échapper au pas. Les gens s’attroupent autour de moi, me demande ce qui s’est passé. Je ne sais pas si c’est la perte du pendentif, offert par ma mère il y a plus de 20 ans et qui ne me quittait plus depuis, qui me fait monter les larmes aux yeux, ou bien le fait que je réalise que je viens de perdre si tôt ma trop jeune liberté. Je ne veux pas pleurer devant ces gens. On cherche à me réconforter pendant qu’on m’aide à chercher mon pendentif tombé peut-être sur le sol boueux:
- « Dieu s’occupera de le punir. » me dit un papa.
Je n’ose pas lui répondre que je n’ai pas vraiment confiance dans la justice de Dieu.
Un autre papa me demande
- « Pourquoi vous n’avez pas crié plus fort ?
- Mais j’ai crié. Vous n’étiez qu’à quelques mètres !
- Vous avez la voix roque », me répond-il.
La prochaine fois, je penserai à faire mes vocalises pendant le petit-déjeuner.

Un policier s'approche, menaçant. Il regarde la foule en colère, sans me regarder.
- « Pourquoi vous n’avez pas réagi ? Pourquoi vous n’avez pas attrapé le voleur ? Je peux tous vous convoquer au poste pour complicité ! »
J’interviens pour calmer le policier inutile, en les excusant. Ils ne pouvaient rien faire : « ils ne pouvaient pas me voir à cause des 4x4 garés sur le trottoir. » C’est le monde à l’envers. Il repart aussi vite qu’il a pointé son nez. Il n’y a rien à pêcher.

Et moi, je continue mon chemin vers ma destination, à pied pour la dernière fois. Je vais devoir abandonner définitivement à faire de la marche à pied et continuer à grossir à chaque bouchée de poulet et de riz.

Une situation mûre à craquer?

La vie à Kinshasa est toujours aussi chère, les prix ont même augmenté depuis janvier quand le Francs congolais à chuter. En une semaine, le FC, qui se changeait à 550 pour 1USD, en valait plus de 800 et jusqu’à 1000 dans l’Est du pays. Le change baissait de minute en minute. Il s’est aujourd’hui stabilisé autour de 720, mais une rechute est à prévoir bientôt : un journal belge titrait, il y a quelques jours, la banqueroute de l’Etat de la RDC.

Après cette chute vertigineuse du mois de janvier, les bars et restaurants ont changé leurs menus en USD, augmentant les prix au passage, déjà très hauts, de quelques dollars. Ils demandent à être payé en USD et rendent systématiquement la monnaie en FC pour se débarrasser de cette monnaie imprévisible et qui ne vaut rien. Je joue le jeu des restaurateurs et je peste pour qu’on me rende des USD. Évidemment, ils n’ont jamais assez de USD mais en insistant assez, ils en trouvent pleins dans leurs caisses.

Si ça continue comme ça, les gens vont étouffer. La vie était déjà très chère, mais là, ça va devenir intenable. Ce l’est déjà pour certains d’entre nous expatriés, je n’ose même pas imaginer pour les Congolais. J’ai commencé à élaborer une liste de prix des produits selon les 4 principaux supermarchés de la ville : Kinmarket, Citymarket, Hasson & frères et le mini-supermarché détaxé pour expats. Le pain arabe est moins cher chez Kinmarket, les boîtes de conserve au super pour expats, le couscous chez Hasson…

Faire les courses demande un temps fou. Les prix ne sont pas affichés sous les produits mais des codes produits : F80, H128, H330, etc. Il faut se référer à la liste des codes accrochées quelque part pour avoir la correspondance des prix. Une fois que l’on sait que F80 est moins cher que F93 ça va, mais pour le prix exact, c’est sur le papier !

Je redoute sincèrement une révolte. Et d’ailleurs, pourquoi pas ? Les Congolais ont déjà suffisamment souffert, il serait temps de réagir. Mais je crains le type de révolte.
La crise a déjà fait une méchante entrée dans le pays. Plus de 300 000 personnes ont perdu leur travail dans les mines. Cobalt, cuivre, or, diamants, uranium dont le sol du Congo regorge ont chuter sur le marché. Le cuivre a perdu 75% de sa valeur, le diamant 40% et le cours du cobalt a été divisé par cinq.

L’économie de la RDC dépend de l’exportation de ces matières premières et du pétrole. L’agriculture est quasi inexistante. Les terres les plus riches se trouvent à l’Est, que les agriculteurs ont fuis à cause des conflits de ces dix dernières années. De plus, à cause de la richesse des sous-sols, l’Etat n’a jamais investi dans l’agriculture. Peut-être un début d'explication: dans la région de l’Equateur, les gens « ne travaillaient pratiquement plus la terre : ils attendaient qu’il [Mobutu] sème l’argent » raconte un habitant de Gbadolite, ville de Mobutu, dans le livre Danse du Léopard de Liève Joris.

Les murs des prisons
Alors que je parcours la ville avec un de mes collègues, celui-ci me commente l’époque de Mobutu et se plaint de la passivité du jeune Kabila, le fils du « libérateur ».
- « Avec Mobutu, au moins les routes de Kinshasa étaient propres et en bon état. Il n’y avait pas toute cette poussière. Il n’y avait pas tous ces chégués dans les rues. On arrêtait les gens qui étaient mal habillés, comme cette personne par exemple. » Il me désigne avec le menton une personne qui marche dans la rue.
- « Mais ces enfants sont des orphelins, ils ont été chassés par les guerres, ou bien ont fui leurs maisons. Où tu veux qu’ils vivent ? »
- « Les policiers demandaient les papiers aux gens. S’ils n’étaient pas de Kinshasa et qu’ils n’avaient rien à y faire, ou bien s’ils n’avaient pas de travail et qu’ils se promenaient dans des quartiers de bureaux, alors on les jetait en prison.
- Mais Mobutu était un dictateur. Il a ruiné le pays.
- Kabila aussi est un dictateur. Mais au moins du temps de Mobutu les routes étaient propres et il n’y avait pas de chégués qui traînent partout. Ce n’était pas comme ça ici. On vivait mieux.
- Tu crois vraiment que la solution est de mettre les gens en prison parce qu'ils sont pauvres ? »

Je ne sais pas d’où il tient ces discours, ni si le nettoyage des rues des pauvres étaient effectivement vrai sous Mobutu ou bien si c’est une affabulation du passé ou de la propagande douteuse. Ce qui est sûr, c’est qu’il aurait peut-être voté pour Sarkozy s’il avait été Français.



Les murs invisibles
Ce week-end-là, je prends le large. Deux excursions sur le fleuve Congo sont organisées.
Le samedi, je prends un bateau-cargo pour une mini croisière. Nous, au milieu de l’eau avec nos sodas et nos shawarmas, observons l’autre rive: tout un autre monde. Des petites cases sont construites sur de petites îles, désertiques. Les habitants sont sur l’eau, lançant des filets depuis leur pirogue. On croise un bateau, long peut-être de trente mètres. Je devine à peine que c’est un bateau. On voit à peine la coque, écrasée par le poids de la cargaison. Au premier coup d’œil, je pensais que c’était un quai chargé de cargaisons, au milieu de nulle part. Le capitaine du bateau sur lequel je voyage me dit :
- « Ce bateau se rend à Kisangani. Il mettra 2 mois pour faire 1750Km à contre-courant. Pendant le voyage, la population grandira. Des femmes accouchent pendant la traversée. Il n’y a aucune hygiène. »
- Et combien de temps met votre bateau pour aller à Kisangani ?
- Nous mettons entre 20 et 25 jours. »
Kinshasa-Kasangani est le seul tronçon navigable du fleuve Congo.


Le dimanche, je suis invitée à prendre le large avec des Kinois blancs. On échoue sur un banc de sable où d’autres Kinois blancs, nés au Congo, font un pique-nique en famille, joue à la pétanque et essayent de devenir noirs.
Sur l’île, des enfants de pêcheurs se rapprochent, curieux de voir ces habitants d’un autre monde parlant le Lingala, mangeant de la viande sous des parasols, et se baignant dans « leur » fleuve. J’affronte ma peur du courant, de l’eau trouble et des possibles serpents. « Il n’y a pas de crocodiles ici ? »


On est bien dans l’eau ! Elle rafraîchit la peau chauffée par le soleil. Nous aussi on a ramené de la viande à griller, de la salade, et des boissons. Et dire que ce petit coin de paradis est à 10 minutes en bateau à moteur de Kinshasa !
Les enfants de ces étrangers s’amusent comme des fous, se jettent dans l’eau autour de nous. Les enfants de l’île voisine s’approchent. De temps à autre, un adulte les chasse, dès qu’ils s’approchent un peu trop, en leur criant quelque chose en Lingala que je ne comprends pas. Mais c'est efficace: les enfants partent en courant.
Je demande à un de mes voisins pourquoi on ne laisse pas les enfants jouer ensemble. Il me répond : « je ne sais pas. J’imagine que c’est à cause du choc des cultures. »

Les pieds dans l’eau, je regarde ces enfants à quelques mètres de moi et qui ont commencé à s’amuser aussi dans l’eau. Ils plongent dans l’eau rougeâtre en faisant toutes sortes de galipettes dans les airs. Deux petites filles sont assises près de moi, lorgnant l’eau, pendant que leurs parents jouent à la pétanque. Une petite fille de « l’autre côté » s’approche en nageant de nous, curieuse. « Oh le gros poisson ! » je lui dis. Je ne sais pas si elle comprend le français mais elle sourit. Une de mes petites voisines blondes me dit en regardant l’autre enfant :
- « Mon papa n’aime pas les Congolais.
- Pourquoi ?
- Parce qu’ils sont noirs.
- Mais ce sont des enfants comme toi. »

Je ne sais pas très bien quoi répondre. Ce n’était peut-être pas non plus la meilleure réponse à donner à une petite fille de 4 ans. Mais quoi répondre à ça lorsque l’on n’est pas préparé? Je doute également que le papa ait également ses sentiments, sinon comment pourrait-il vivre encore ici, lui qui est né là ?



Un des enfants me demande de la prendre en photo. J’hésite, craignant qu’ils ne me demandent quelque chose en retour. Finalement je la prends en photo. En deux secondes, tous les enfants se trouvent autour de moi et cherchent à être dans le cadre, puis demandent à voir les photos. Ils rient en se voyant sur le petit écran. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Les garçons essayent ensuite de s’imposer devant l’appareil. Un des garçons pose. En regardant la photo, les autres rigolent. Moi, je m’effraie en voyant son regard.

Au loin, le ciel s’assombrit. Il y a un orage sur Kinshasa. Il est temps de repartir.
Un enfant disparaît derrière les herbes avec un sac-poubelle laissé par nos voisins.