jeudi 21 avril 2005

Quito fait fuir Gutierrez

Quito, 20h
Mercredi 20 avril 2005



Il n’y a personne dans la rue. Les cacerolazos et los forajidos ne passent plus comme chaque soir depuis 5 jours en dessous de chez moi pour se diriger vers Radio La Luna, la radio qui aida les citoyens à s'autoconvoquer pour exprimer leur grogne. Un brouillard épais a envahit Quito comme si tout le gaz lacrymogène que la police avait lancé hier soir contre les manifestants, pour la plupart des étudiants, était en train de redescendre sur la ville.

Tout le monde est chez soi, écoutant la radio ou regardant la télévision attentivement, inquiet de la suite des évènements de ces dernières 24h. Le nouveau Président, l’ex-vice-président, le médecin Alfredo Palacio, est en conférence de presse depuis le Ministère de la Défense.

Le Président Lucio Gutierrez a fui du Palais Carondelet en hélicoptère à environ 14h, heure locale, quelques minutes après que la Force Armée ait annoncé qu’elle ne le protègerait plus. Le Congrès a voté le destitution du Président pour « abandon de poste », donnant ainsi la relève au vice-président. Les premiers mots du nouveau Président Alfredo Palacio, qui reprend les rennes du gouvernement, ont été : « la dictature est terminée ».
En 24 heures, les citoyens de Quito firent tomber le Président Gutierrez, le 3ème depuis 1997.

A 17h mardi, une manifestation spontanée s’est organisée se donnant rendez-vous à La Cruz del Papa, au Parc La Carolina. La majeure partie des manifestants sont des étudiants de l’Universidad Central et de l’Universidad Catolica. Il y a également beaucoup de femmes, mais sans les enfants cette fois-ci suite à la forte répression policière des derniers jours. Certains étudiants me font part de leurs inquiétudes de la récupération et de l’infiltration du MPD dans l’Université Centrale pour contrôler le mouvement. Mais ce mardi, la manifestation ne revêt aucun drapeau politique contrairement à la manifestation de mercredi 13, pour cette raison les manifestants sont si nombreux. Dans cette période de crise politique, les luttes de pouvoir se font sentir. Après un rassemblement de tous les groupes, la manifestation parcourt l’Avenida Amazonas, le drapeau de l’Equateur à la main et un papier accroché sur la chemise : « Soy un forajido », hors la loi, expression que Gutierrez utilisa le jeudi 14 avril pour qualifier les manifestants. Gutierrez menaça de les attaquer en justice pour atteindre à sa vie privée.

Les casseroles et les klaxons résonnent dans toute la capitale. Tout Quito s’est mobilisée. On compte entre 100 000 et 200 000 citoyens dans la rue. L’Amazonas est noir de monde. On ne voit pas la fin de la manifestation. L’ambiance est bonne enfant : on chante, on saute, on cri ses espoirs : « Fuera Lucio », « Fuera Todos », « Vamos Quito, Quito no se agüeva carajo ». Aucun pneu ne brûle.

Il fait nuit.

Vers 19h, la marche arrive au Parc Ejido pour se diriger au Parc Alameda où se trouve le Banco Central, siège provisoire du Congrès depuis son incendie en 2003. La police attend les manifestants au même endroit où elle les attendait mercredi dernier. La police est beaucoup plus nombreuse.
Il y a deux sortes de tanks derrière la file de policiers. Une rue avant, la manifestation se sépare en deux. Le but est de contourner la police pour pouvoir rejoindre le Palais présidentiel. Je reste sur la 10 de Agosto où tous les policiers sont regroupés. Je ne suis pas le groupe qui prend la rue qui monte vers le Parc Alameda. Mercredi dernier, la violence se concentrait à cet endroit. Mais cette manifestation est très différente de celle de mercredi. Il n’y a aucun signe de violence parmi les manifestants, aucun jet de pierre. Los forajidos s’arrêtent face à la police criant et chantant. Beaucoup de journalistes sont présents.

Je suis sur les premières lignes. Les policiers sont là, impassibles, contenant la foule. Les deux jeunes avec qui j’étais me disent qu’il faut reculer, que la répression se prépare. Je les tranquillise : la police ne va rien faire tant qu’il y a tant de journalistes. Les journalistes étrangers avaient fait également le déplacement.

D’un coup, les journalistes disparaissent. Les tanks se rapprochent. La foule commence à s’agiter, à reculer mais reste relativement calme. Les tanks lancent de l’eau sur les manifestants. Rien de bien méchant. Je vais me protéger contre un mur. L’eau s’arrête de tomber et laisse place à des fumer de gaz lacrymogène. La police lance des bombes de gaz au milieu de la foule compacte. Il n’y a aucune échappatoire pour ceux qui sont devant, trop de gens à l’arrière. La foule cherche un refuge, épouvantée, se bousculant. Je perds mes jeunes amis. Le gaz est très fort. Les bombes métalliques de 20cm de long pleuvent sur la foule. La première bombe tombe à 1m de moi, sur les épaules de quelqu’un. Je sens mes poumons et ma peau brûler. Ma respiration se coupe. Je ne savais pas si j’allais mourir asphyxiée ou piétinée par la foule. Je trouve un peu de force pour sauver ma caméra dans mon sac. Je me réfugie Plaza de la Republica de las Indias où d’autres manifestants récupéraient leur respiration.

Certains étaient à terre. Les jeunes commencèrent à allumer des feux sacrifiant leurs panneaux et du papier journal pour purifier l’air irrespirable. On aidait les gens mal en point en leur soufflant de la fumée de cigarette dans la figure pour annuler l’effet des gaz. Les gaz ont fait une victime : Julio Augusto García, photographe chilien de 58 ans, mort d’un arrêt respiratoire. Gutierrez est dans de sale drap : il va enfin devoir s’expliquer devant la communauté internationale de la répression policière de ces derniers jours. La police n’avait aucun prétexte pour réprimer la foule de cette manière. Les manifestants étaient là pacifiquement. Le même scénario que le mercredi 13 : la police dispersait les manifestants en lançant du gaz, parfois à bout portant, sans aucune raison. Les manifestants dispersés revenait dès que les gaz s’étaient dissipés, ne démordant pas dans leur objectif d’arriver place Independencia.

Dans la manifestation, je rencontre un ancien Colonel démissionnaire de l’Armée, Luis Hernandez et recyclé dans l’organisation de voyages éco-touristiques. Ce personnage d’une cinquantaine d’année en costard, au milieu des gaz avec son petit mouchoir blanc sur le nez, semblait un extraterrestre s’étant trompé de fête. Il devient mon nouveau compagnon de manifestation depuis que j’ai perdu les étudiants de communication. Il écoute les informations transmises en continue sur le déroulement de la manifestation par Radio La Luna depuis sa radio portable. C’est ainsi que j’appris la mort du journaliste et que des manifestants avaient réussi à arriver à deux blocs du Carondelet.

Luis Hernandez m'explique que "C’est la première fois qu’il y réellement une décision de réprimer un mouvement démocratique, de protestation. Il ne se passait rien mais la police utilisa la violence et ceci créé encore plus de violence. Je crois que ce qu’est en train de vivre l’Equateur est très important, parce que les citoyens s’arrêtaient d’être citoyen après avoir voté. Et à chaque fois, les citoyens participent de plus en plus activement en politique. Les politiciens ne rendent aucun compte à personne. Maintenant, la condamnation publique est de plus en plus intense et ceci est une avancée dans la démocratie (..) Dans cette manifestation, il n’y a aucun parti politique, les gens sont sortis spontanément pour protester. Mais, ajoute-t-il, il faut que cette crise soit bénéfique pour le pays, il faut construire une base solide de la démocratie très vite avant que tout retombe".
Un autre manifestant ajoute : "Je n’ai jamais vu autant de femmes et tant de vielles personnes. Les gens sont fatigués, ils ne sont pas seulement fatigués du Président, ils sont fatigués du système. Les gens veulent changer le système, de schéma de la démocratie, d’une démocratie de politiciens à une démocratie participative."
Une femme s’approche : "Les femmes ce sont elles qui se chargent de gérer l’économie de la famille. Nous sommes celles qui souffrons le plus au niveau de l’éducation, au niveau des achats. Et maintenant, nous sentons que nous sommes par terre, qu’il n’y a pas d’éducation. Cette dollarisation que nous avons dans ce pays est une arnaque. Un dollar ne sert à rien. Nous ne vivons pas, nous survivons. Je suis avec mon fils pour qu’il sache, pour qu’il se conscientise. C’est un comble qu’on nous a ramené les grands voleurs, ceux qui ont volé les banques, ceux qui nous ont volé. Tout le monde en a marre et si nous ne disons rien, ils vont continuer à nous marcher dessus, ils vont continuer à faire ce qu’ils veulent. Ya basta !"

Il est 22h30. Je décide de rentrer chez moi mais pas avant d’aller boire une bonne bière, une Pilsener, pour désaltérer ma gorge séchée par les gaz avec ce personnage bien intéressant, cet ex-colonel rebelle. Les Quiteños, eux, étaient toujours dans la rue, presque aussi nombreux.

mardi 19 avril 2005

La révolution commence en Equateur

Quito, Equateur
Lundi 18 avril 2005
La ville s’était préparée à une forte mobilisation ce mercredi 13 avril. Les organisations Internationales présentes dans la capitale avaient fermé leurs portes et recommandé à ses employés de prendre les mesures de sécurité de l’ONU. La mobilisation commençait officiellement le mercredi à 00h mais à 19h (mardi) il y avait déjà du mouvement dans le centre historique de la ville de Quito.

Je me trouvais dans le centre de la ville ce soir là, à un coctel mondain après la cérémonie de remise de la clef de la ville au représentant de la UNESCO pour le patrimoine Culturel, M. Bandarin. La cérémonie devait avoir lieu à la Mairie, Plaza Independencia, mais pour des raisons de sécurité, elle a été déplacée dans le Museo de la Ciudad, un ancien hôpital de type colonial magnifique devenu musée. Entre deux verres de vins, des brochettes de fruits de mer délicieuses et des petits gâteaux aux fruits servis sur un plateau et quelques blablas diplomatiques, on nous signale vers 20h que des manifestants veulent entrer ou sont dans les parages. J’avale 2 petits gâteaux au chocolat et je me dirige vers la sortie, comme tous les autres. Je m’étais presque habituée à l’ambiance Ferrero Rocher !

En effet, la ville respirait le gaz lacrymogène lancé par la police. Des pneus brûlaient au milieu des routes. La police était omniprésente. On s’éloigne du Centre. Les protestations ont durée presque toute la nuit.

Le lendemain, mercredi, je vais donc prendre l’ambiance dans la rue. Le centre ville, à partir de 10 de Agosto et Arenas, était fermé aux voitures et protégé par la police et la Force Armée pour empêcher les manifestants d’approcher le Palais présidentiel. Toute l’Avenida Amazonas dans le quartier Moderne était également fermé. Cependant, peu de gens sortirent dans la rue manifester ce mercredi matin à l’appel de l’Assemblée de Quito dirigée par la Izquierda Democratica (ID). C’était presque désespérant. Les actions de la veille laissaient penser à une plus forte mobilisation. Les pneus brûlaient au milieu de la rue presque déserte Avenida Amazonas. Seuls présents, la police qui essayait d’éteindre les feux. Il y avait plusieurs manifestations, plusieurs groupes dispersés, plusieurs rassemblements : au Congrès, à la Cour Suprême de Justice, devant la maison du Président.

La genèse de cette grogne ? La nomination inconstitutionnelle de la nouvelle Cour de Justice par le Président de la République, le Colonel Lucio Gutierrez, en décembre. Lucio Gutierrez a nommé des proches politiques au sein de la Cour. Mais ce qui a fait monter la moutarde au nez du peuple, c’est que cette Cour a annulé les poursuites judiciaires contre 2 ex-présidents voleurs, exilés pour échapper à la justice : Abdalá Bucaram (1997) et Gustavo Noboa et un vice-président, Alberto Dahik. Au lendemain de l’annonce de l’annulation des poursuites judiciaires, les trois voleurs annonçaient leur retour imminent en Equateur. Seul le populiste Bucaram est encore dans le pays, faisant déjà campagne pour les prochaines élections se présentant comme un nouveau Chavez, la chemise dégoulinant de sueur, lors de son show dans les rues de Guayaquil retransmit en direct sur toutes les chaînes de télévision. Les autres voleurs ont préféré fuir à nouveau devant l’agitation populaire, retournant à leur bizness dans leur paradis fiscaux.

Le premier groupe de manifestants que j’ai rencontré s’est arrêté Place des Présidents, sur l’Amazonas. En tête, le Maire de Quito, Paco Moncayo, et le Préfet du Pichincha. Ils ont lu les deux premiers articles de la Constitution et les manifestants ont fait la queue pour en lire chacun un. Je vous avoue que je n’ai pas attendu la fin. Et je me suis dirigé avec mon camarade vers la Parque Ejido y av. Patria. Là, une autre manifestation, une manifestation d’étudiants. Ils chantaient, dansaient. Un journaliste de Radio Manabi m’a interviewé. Je devais paraître comme une extraterrestre au milieu de ces étudiants socialistes. Le journaliste était plutôt étonné de voir une étrangère alors que tous étaient allés se réfugier dans leur maison : « Que pensez-vous de la situation que vit actuellement l’Equateur ? Comment la voyez-vous ? »

Vers 11 h du matin, plusieurs groupes de manifestants se sont rejoints entre av. Patria et 12 de Octubre. Ils ont marché ensemble vers le Congrès, qui se trouve entre av. 10 de Agosto et Arenas. Mais une rue avant d’arriver au Congrès, ça a commencé à barder : lancé de pierre par les manifestants, lancement de bombe lacrimo par la police. La plupart des manifestants ont été dissuader de continuer jusqu’au Congrès. Il restait seulement des étudiants perpétuellement attaqués par la police à coup de gaz. J’ai eu mes coups de panique entre les jets de pierre et les incessants gaz lancés sur la foule pacifique. La police lançait du gaz contre la foule, qui se dispersait du côté opposé. Là où nous courions, la police lançait d’autres bombes jusqu’à ce qu’on soit tous dispersé. La police française peut être fière de ses élèves équatoriens ! Mais les étudiants revenaient toujours à leur poste, face au Congrès, face à la police armée. La manifestation a duré jusqu’à tard dans la nuit. Partout, on pouvait entendre « Lucio Fuera », « Que se vayan todos » Le centre ville était fermé sauf pour ceux venus en car, des Indiens, payés avec des sacs de riz ou 5 USD pour faire le déplacement, pour appuyer le gouvernement. Hier [dimanche], le Président a annoncé à la Presse internationale que les « manifestations se concentrent seulement à Quito, dans le reste du pays la population a une perception distincte, les gens sont contents, on demande même [ma] réélection ». Et il ajoute : « Personne ne me virera ».

Vendredi, l’Etat de Siège avait été décrété par le Président mais ne dura que 24H suite aux pressions de la Force Armée. Samedi, alors que mes aventures m’amenaient à Riobamba, une ville située à 4h de bus de la capitale, entre Quito et Guayaquil, les gens n’oubliaient pas Lucio pendant la Feria. A la corrida, au moment de tuer le taureau, à cet instant où le taureau après avoir reçu le coup mortel se bat encore pour rester debout, la foule criait « Cae Lucio Cae » (tombe Lucio tombe). Au stade de foot, les cris était les mêmes. Aujourd’hui, lundi, Guayaquil appuie les protestations de la Sierra : des milliers de manifestants étaient dans la rue. Ainsi qu’à Ambato, Machala, Quevedo, ......

Ce même dimanche, Lucio Gutierrez promit aux chauffeurs de bus des permis exceptionnels, mais « seulement pour cette fois » pour conduire des bus de plus de 32 ans. Le gouvernement, dans tous les pays latino américains, achètent la tranquillité des chauffeurs de bus et de taxi, car ne pas avoir leur appui serait signer la paralysie totale du pays et la fin du gouvernement. Les chauffeurs vont manifester en faveur du gouvernement. Bien que le gouvernement traverse une période instable, il n’y aura pas de coup d’Etat : les forces armées appuient cet ancien militaire.

Depuis mercredi, lorsque le soleil disparaît derrière les montagnes, les gens sortent dans la rue dans un vrai concert de casseroles, (cazerolazos) de klaxons et de « Lucio Fuera » se dirigeant vers les bureaux de Radio Luna qui, à travers la voix de Paco Velasco, appelle la population à sortir avec les casseroles. « Pourquoi la nuit ? », j’ai demandé à une manifestante qui se dirigeait à Radio Luna : « Parce que on ne travaille pas, les enfants sont à la maison et il n’y a pas la police pour lancer des bombas. »

Aujourd’hui le Président Gutierrez a annulé l’élection de la Cour Suprême. Le sort des fuyards de la justice est encore en suspens.

A suivre.....................

samedi 2 avril 2005

Trois Heures, Plaza Independencia

Samedi 2 avril, Quito, Equateur.


Un samedi après-midi ensoleillé comme il en arrive de temps à autre à Quito. A 2900 m d’altitude, non loin de la ligne de l’équateur, le temps est changeant. Mais cet après-midi là, le soleil semblait vouloir s’imposer face aux nuages menaçants et aux montagnes surplombants la ville.

La Plaza Independencia est située dans le centre historique de la ville. Ce quartier de la ville est marqué par l’empreinte du colon espagnol : l’architecture et la disposition de la ville rend agréable les promenades nonchalantes dans les rues colorées et le piéton, malgré l’invasion de la voiture, y trouve encore sa place et l’espace pour ses flâneries de fin de semaine.

Je m’assois sur un banc face au soleil sur cette superbe place carrée ornée de palmiers. Au centre et en face de moi s’étire le Monument aux héros du 10 août 1908, colonne qui représente la résistance et la victoire d’un peuple contre son colonisateur. Tout autour, quatre édifices donnent la forme carrée des jardins de la place : le Palais du gouvernement, le Palais de l’archevêché, la Cathédrale et El Sagrario.

Je suis bien sur mon banc. Au début ce ne devait être qu’une halte pour fumer une cigarette et se reposer de la longue marche, mais très vite elle se transforme en une pause prolongée dans un lieu idéal pour l’observation de la foule. Comme dans toutes les places, la population qui la fréquente n’est pas la même selon l’heure et seule une âme n’ayant rien à faire de l’après-midi, mis à part de regarder les gens passés, peut en noter le changement.

En début d’après-midi ce sont plutôt des vieux, surtout des hommes, qui passent ou qui décident de poser leur fesse sur un banc. Ces vieux ont donné son sobriquet à la place : la place des palomas muertas, "paloma" signifiant en espagnol « pigeons » mais aussi le sexe de l’homme. De manière générale, il n’y a pas beaucoup de femmes profitant de la douceur du climat de ce samedi. Elles, marchandes ambulantes tressées, traînent leurs pas et leur panier pour vendre des sucreries, des cigarettes et des billets de loterie. Des jeunes filles du peuple passent, presque insolentes dans ces vêtements qui ne cachent pas les nombreux repas pris, riches en pomme de terre, en riz et en pois et si délicieux. Les tiendas avoisinantes, de Chinois et de Colombiens, offrant une large sélection de chaussures et de vêtements pour les petits budgets, attirent les jeunes filles qui, comme dans beaucoup de pays, profitent du samedi pour faire leurs courses et choisir leur prochaine tenue.

Je me sens presque une quiteña assise sur mon banc parmi les autres promeneurs fatigués. Seuls les enfants me rappellent que je ne ressemble pas à une Equatorienne : ma peau blanche fraîchement descendue de l’avion, mes cheveux claires et mon nez pointu me distinguent de la foule. Comme j’aimerai pouvoir endosser ce chapeau de Panama, cette jupe longue, ce collier de graines dorées entortillées autour du coup sous une tresse noire !

Ah ces enfants ! il y en a pleins mais malheureusement ce ne sont pas leurs cris de joies qui viennent s’ajouter à la chaleur méridionale, mais leurs voix suppliantes.
En Quichua, on appelle les enfants, les guaguas (prononcé oua-oua). Ce terme est resté dans le langage courant de la Sierra ( sur la côte on dira plutôt les pelados, les sans poils). Les Quichuas n’ont pas mal choisit leur mot. Mais pour moi, leur voix me fait plutôt penser à des chats. Selon leur âge, les enfants n’ont pas la même tâche mais la même fonction. Peu avant six heure de l’après-midi, ils auront tous disparu avec la tombée de la nuit pour ramener l’argent récolté à la maison.

Les plus jeunes d’environ trois ans (difficile de leur donner un âge car si petit) s’approchent des passants ou des gens, assis comme moi sur les bancs de la Place, en miaulant pour quelques pièces, traînant leur petit frère ou sœur encore plus petits qu’eux. Leurs yeux noirs tristes et vides d’expression accompagnent leurs mots qu’on distingue à peine. On ne comprends pas toujours ce qu’ils disent de leur voix impubère mais on sait ce qu’ils veulent. Ils restent là, à te fixer avec ces yeux effrayants, insistant mollement de la même petite voix monotone pour cette pièce argentée ou pour la moitié de ta glace. Marchant, leur ombre te suit pas à pas. Ils ne savent peut-être pas parler et n’ont peut-être jamais connu les bancs de l’école, mais connaissent très bien leur partition, ces quelques mots qu’ils répèteront tout au long de la journée. La moindre question posée à l’enfant aura comme réponse le même refrain larmoyant avec lequel ils t’auront abordé. Aucune communication n’est possible. Tous les enfants ont la même voix, le même son sort de leur bouche comme si le son de la pitié n’avait qu’une seule note. Ils attendent que tu sortes la petite pièce. Ils ne bougeront pas comme ton ombre confortablement installée. Il faut plusieurs « non », et de l’indifférence pour qu’ils aillent miauler entre les jambes de quelqu’un d’autre. De toute façon, ils reviendront, telles des fantômes, après avoir fait le tour de la place et comme si c’était la première fois, voir le paresseux assis sur son banc cherchant à capter chaque rayon de soleil pour brunir sa peau si pâle. Quelle difficulté de tenir ce genre de comportement face à des enfants si jeunes et si frêles ! Mais le refus de donner de l’argent à ces enfants envoyés par leurs parents miauler pour quelques pièces au lieu de pleurer de joie est plus fort. Le « non » l’emportera avec un pincement de cœur, mais sans pitié, juste de la désolation pour ce destin imposé.

Les autres enfants âgés de 7 à 12 ans qui peuplent la place, se trimbalent avec leur mallette en bois et leurs chiffons, le visage et les mains noirs de cire. On dirait des enfants sortis des mines de charbon. Pour 50 centimes de dollars, ils nettoient et cirent les chaussures. Peu importe la couleur ou la matière des chaussures, ils cirent. Pareils que les plus petits, ils font le tour de la place, regardant le sol en quête de chaussures à cirer. Lorsque qu’un jeune garçon (ce ne sont que des garçons) rencontrent des chaussures disponibles à être cirées, d’autres cireurs s’approchent et entourent le chanceux pour voir si ils ne peuvent pas lui vendre un produit qu’il n’aurait pas et dont il aurait besoin pour accomplir sa mission de cireur de chaussures.

Un Mexicain de Guadalajara assis à côté de notre banc décide de refaire une beauté à ses chaussures. Assis par terre entouré pas ses compagnons, le jeune entreprend la dure tâche de trouver parmi ses poudres, celle qui correspond au cuir de ces chaussures. Beaucoup d’hésitations, un geste pas sûr. Ses compagnons le regardent faire, le Mexicain également. Le jeune garçon n’a pas choisit la bonne teinte marron. Les chaussures prennent un coup de soleil tacheté. Le Mexicain s’énerve et chasse les guaguas. La photographe étrangère friande de ce genre de scènes de vie devra prendre des photos discrètement, sans être vue pour ne pas voir venir les enfants réclamer une pièce.

De temps à autre, le policier présent sur la Place fait déguerpir les cireurs regroupés d’un coup de sifflet. Ils partiront en courant mais reviendront comme des mouches virevoltants autour du lampadaire. Le policier fatigué de perdre son souffle dans le sifflet de son autorité, confisquera le matériel d’un jeune garçon pas assez rapide pour se lever du sol où il reposait. Le guagua ne réagit pas. Il reste au sol refaisant les lacets de ses chaussures usées. Son regard suit sa petite mallette pendant au bras du policier qui s’éloigne. On sent le désarroi du garçon.
Que dire ? Que faire ? Rien, juste se taire.
Il se lève et court. Il ne court pas derrière le policier qui a fait disparaître la mallette on ne sait où. Il rejoint ses compagnons dans une des rues qui rejoint la place.

Le soleil commence à se faire plus doux. Le temps est passé vite devant ce film de la vie quotidienne de la Plaza Independencia. L’incident des chaussures a permis d’entamer la conversation avec le Mexicain. Il nous explique le pourquoi de sa présence à Quito si loin de ses chevaux, de sa tequila, de sa nourriture et de son groupe de Mariachis. Tout ça semble lui manquer bien qu’il ne se trouve dans ces hauteurs que de passage. Je ne savais pas que la tequila, les combats de coq, la musique ranchera pouvaient être des sujets de conversation qui puissent se développer pendant si longtemps et avec autant d’aisance ! Au début c’est rigolo et intéressant.
Je confirme : la façon correcte de boire la tequila est tout d’abord de prendre du sel, de boire la tequila et ensuite de mordre le citron. Le Mexicain se rit des Equatoriens qui ne suivent pas dans ce sens le rituel très sérieux de la tequila. En ne suivant pas cet ordre, la tequila peut provoquer de drôle de résultats. Bien sûr, nous avons eu le droit à toute l’explication scientifique. Nous voilà prévenus. Le Mariachi commence à nous parler avec grands détails des combats de coq au Mexique. Je décroche. Je me concentre sur les mouvements de la foule. Les mots qui s’échappent de sa bouche ne sont qu’un bruit de fond qui arrive à mes oreilles. Mon compagnon de banc fait la conversation sans problème.

La foule a changé. Maintenant ce sont des familles qui traversent la place. Les amoureux prennent des photos devant le monument. La température est aussi douce que les baisers qu’ils s’échangent. La nuit va être longue.

Il est un peu plus de cinq heure. Le soleil ne recouvre plus la place, il est caché derrière le Palais. Il n’y a presque plus personne : il n’y a plus d’enfants, plus de vendeuses indiennes. Nous aussi nous n’allons pas tarder à nous lever de notre banc accueillant pour nous dégourdir les jambes de tant de paresse. La conversation avec le Mexicain a dévié sur la politique locale et les scandales de corruption grâce à l’arrivée du journal El Comercio dans les mains de sa nouvelle voisine de banc. Je tends l’oreille pour écouter les commentaires et pour, au passage, donner les miens.

Tout est devenu calme sur la place. La disparition du soleil derrière le Palais Présidentiel a fait fuir les citadins. Seule, une femme portant un masque blanc fait retentir un petit tambour marchant tout autour de la place des Autorités pour faire entendre son cri muet de protestation marqué sur son front : « Bucaram fuera ! ».